Une poésie récitée par nature

charles perez
8 min readMay 12, 2021

--

Où la nature nous conte un poème.

La beauté poétique

Certains poèmes ont traversé les âges, portés par les sages et appris par les enfants. Nous avons tous le souvenir d’un poème oublié dont les vers nous reviennent à partir de quelques mots. La suite. Un poème maitrisé par nos âmes de mômes. Ceux qui s’en souviennent récitent les vers comme un souvenir d’antan leur ayant appartenu, comme pour remonter le temps et revivre l’instant naïf d’une récitation par cœur d’enfant. Un peu oublié, mais intact, un poème m’avait marqué de la sorte. Un seul vers de Victor Hugo, extrait du recueil Les Contemplations[1], qui appelle et nous rappelle tous les autres. Intemporels, les mots sont toujours là, ils n’ont pas vieilli.

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Un lendemain qui restera demain. Un demain figé pour l’éternité. Un poème et un auteur, une œuvre parmi les chefs d’œuvres qui traverseront les âges. Transmis par l’écrit, transmis par le partage.

Un poème récité par nature

Des poèmes récités par nos cœurs, plutôt même par la vie, il en est désormais de nouveaux. L’un des plus naturels nous est offert par le poète suédois Christian Bök[2]. Le poème est un échange de vers qui fait écho à l’histoire tragique entre Orphée (Ὀρφεύς) et Eurydice (Εὐρυδίκη)[3]. Dans le mythe, Orphée était un musicien talentueux manipulant à merveille la harpe et le chant. Il tomba éperdument amoureux d’Eurydice, qui lui rendit cet amour. Cependant, juste après leur mariage, Eurydice fut mortellement touchée par un serpent. Orphée pleura cet amour perdu. Sa déchirure fut telle qu’il décida d’affronter le royaume des morts pour partir à sa reconquête. Grâce à ses talents, il réussit l’impossible, se défaire du chien Cerbère et retrouver Eurydice. Une condition fut toutefois posée par le gardien des enfers : Orphée pouvait partir avec son amour à la seule condition de ne jamais la regarder sur le trajet du retour. Tandis qu’ils avaient presque terminé leur route, l’un derrière l’autre, Orphée se retourna, surpris par un cri d’Eurydice. Cette fois, il n’aurait pas de nouvelle chance, il remonta seul, désespéré, dans le royaume des vivants.

Le poème de Christian Bök offre un échange entre les deux amoureux. Ce dernier est candidat à une forme d’éternité. Il débute simplement par les mots d’Orphée, fils du roi de Thrace Œagre et de la Muse Calliopé :

Orpheus: Any style of life is prim

Orphée : Toute forme de vie est primordiale

Le projet de cette œuvre est faramineux : le faire réciter par la nature. Pour cela, il faut avoir recours à l’information génétique, celle de l’ADN. Ce premier vers sera encodé dans l’ADN d’une bactérie vivante. Les nucléotides sont utilisés comme un code pour représenter les lettres de l’alphabet. Un encodage à l’image de ce que l’on fait en langage binaire pour l’informatique moderne. Cependant, quand la cellule de cet organisme se multiplie, Bök souhaite lui permettre d’encoder dans son ARN une réponse, un écho : la voix d’Eurydice. Un poème biologique, comme un miroir de l’amour. La suite de ce vers est émise par un processus au cœur de la vie. Seulement, la nature a ses contraintes. Nous ne pouvons inférer sur le processus et le poème doit respecter une logique compatible. L’enzyme (Eurydice) doit répondre sans erreurs à Orphée, et ce même si l’on sait que l’ARN qui encode le gène est étroitement lié à l’ADN. Nous ne pouvons faire dire ce que l’on veut à dame nature. Pour faire vivre le poème dont les deux voix sont liées, l’artiste doit s’assurer que les lettres utilisées soient mutuellement transposables, conformément au procédé biologique imposé par son calque. La complémentarité des bases.

Du papier à la vie, chaque support fixe des contraintes, des limites, d’un rebord d’une feuille ou d’une toile, de la dureté d’une matière à sculpter, à la mélodie de la vie, à sa chimie, on ne peut se détourner de l’atome. Christian Bök est ici contraint par un procédé de substitution bijectif. L’apparition d’un E dans le premier vers sera irrémédiablement liée à l’apparition d’un Y dans le second et inversement. Il en est de même pour toutes les autres lettres et sur la totalité du poème. Si chaque lettre a son miroir, chaque mot a son image. Ainsi, le mot toujours (Any) sera traduit systématiquement par le (The). Pour accomplir un tel exploit technique et poétique, le vocabulaire est réduit. Il faut penser les mots par couples transposables. Aidé par un programme informatique, Christian Bök s’est construit un panel de mots éligibles, un dictionnaire des possibles. Il continua à travailler sur son objectif même après 15 ans d’efforts et plus de cent-mille dollars dépensés dans ce rêve. Faire réciter à la vie un poème n’est pas chose aisée. Finalement, le pari est annoncé réussi en 2011. Le code poétique, le gène X-P13, a bel et bien causé un changement de couleur à la bactérie E. coli au rouge phosphorescent. Cela signifie qu’une fois implanté dans le génome de cette bactérie, le premier vers du poème toute forme de vie est première obtient une réponse, un écho.

Eurydice : The faery is rosy of glow

Eurydice : La fée est rose de lueur

Les contraintes sont respectées et la mission réussie. La nature devient plus que jamais poétique. Nous irons jusqu’à dédier cet exploit à tous ceux qui ont pensé qu’il n’y avait pas de gêne poétique, un pied de nez à ceux qui n’y ont pas cru[4]. Le poème en question reste l’œuvre majeure, même si la technique et l’ambition associées sont sans comparaison dans l’histoire. Pour tenter d’en saisir une partie de son sens, il nous faut l’observer comme un jeu de métamorphose entre Orphée et Eurydice qui se répondent en se transformant.

De la poésie

La traduction est proposée à titre indicatif, car elle ne peut être fidèle à l’original. Les études de ce poème et de sa signification ont été apportées par de nombreux auteurs. Quelques-uns des éléments les plus marquants ont été détaillés dans l’ouvrage de David Farrier[5]. Voici ce qui en est suggéré sur la volonté artistique de l’œuvre. Un parallèle est proposé par les échanges entre les deux amoureux comme une critique et une inquiétude sur le sens de la vie face au génie génétique. Si la métaphore n’est pas évidente, le terme « lyre » semble être utilisé comme un symbole du génie génétique. Il est corroboré par l’expression « rosy of glow » qui est utilisée en référence à la couleur fluorescente produite par la protéine mCherry qui est utilisée en génie génétique pour rendre les transcriptions visibles. C’est précisément celle qui a permis à Bök de pouvoir annoncer le succès de son opération. L’intrication des termes « rosy » et « life » apporte un œil sur la vie et ses modifications artificielles. Le parallèle tourne à une inquiétude clairement exprimée dans les chants de lamentation d’Orphée.

Il gémit son destin lié à la perte d’Eurydice. Possiblement lié à la perte de la vie (éternelle ?) et celle de la beauté portée par la rose. Un détail précieux est éclairé par l’étude de Ferrier qui précise que l’usage de l’expression « in fate we rely », « nous dépendons de notre destinée » ferait référence à la phrase du généticien et biochimiste James Dewey Watson au sujet du projet Human Génome. Ce projet lancé en 1988 et ayant mené au séquençage complet du génome humain après plus de 15 ans de travail. Il affirmait :

« Nous avions l’habitude de penser que notre destin était dans les étoiles, nous pensons désormais qu’il est dans les gênes. »

Voici un extrait du poème :

Any style of life is prim The faery is rosy of glow

Toute forme de vie est primordiale La fée est rose de lueur

Oh, stay my lyre In fate we rely

Oh, reste ma lyre Nous dépendons de notre destinée

With wily ploys moan the riff Moan more grief with any loss

Avec des stratagèmes rusés gémit le riff Gémir plus de chagrin avec toute perte

The riff Any loss

Le riff Toute perte

Of any tune aloud Is the achy trick

De tout air à haute voix Est le truc douloureux

Moan now my fate With him we stay

Gémir maintenant mon destin Avec lui, nous restons

In fate we rely Oh stay my lyre

Dans le destin nous comptons Oh reste ma lyre

Ce nouvel art modifiant la vie pourrait être précurseur de chagrin comme le stipule l’enchainement « avec des stratagèmes rusés » et « gémir plus de chagrin avec toute perte ». La fragilité de nos espèces est contée et le destin perçu comme une fatalité douloureuse, un deuil avant la fin. L’auteur conclut l’analyse du poème : « Grâce à Eurydice de Bök, la bactérie proteste contre la chose douloureuse qui lui est imposée. […] cela ne doit pas être lu littéralement, mais, latéralement — du particulier au général, protestant également contre les régimes de violence plus larges qui entrainent l’extinction. La hantise de la célébration du potentiel biogénétique est donc une reconnaissance beaucoup plus sombre de la violence inhérente à ces projets et aux relations multi spécifiques en général. »

Il s’agit de la mise en abyme d’une œuvre poétique en abysse. Dans ce projet, transmettre par la vie n’est pas une garantie de transmettre à vie. Pour réussir cette quête, Bök envisage l’aide du D. radiodurans[6]. Cette bactérie est l’une des plus résistantes au monde. Elle est capable de survivre à des températures extrêmes, au vide, à l’acide, aux radiations ainsi qu’à la déshydratation. Elle est en mesure de ressusciter. Quelques heures après sa mort, elle peut revivre en réparant son ADN[7].

Loin des feuilles de papier froissé, un tel support à l’œuvre offre un rêve d’éternité pour un poète plus fragile que jamais [8].

Suivez mes actualités :

- Nature Numérique de l'homme : aux frontières entre organique et numérique
- Prison numérique

www.charlesperez.fr

https://linktr.ee/Charles__Perez
charles.perez.auteur@gmail.com📚 Cliquez ici pour découvrir mon ouvrage et en savoir plus sur la nouvelle nature numérique.

[1] Victor Hugo, Les contemplations, 1856.

[2] Christian Bök, The Xenotext, 2015.

[3] Ovide, Métamorphoses (livre X): Orphée et Eurydice, 8 ap. J.-C.

[4] Gustafsson, C. For anyone who ever said there’s no such thing as a poetic gene. Nature, 458, 703, 2009.

[5] David Farrier, Anthropocene Poetics: Deep Time, Sacrifice Zones, and Extinction, 2019.

[6] Cox, M., Rising from the Ashes: DNA Repair in Deinococcus radiodurans, 2010.

[7] Cox, M., Battista, J. Deinococcus radiodurans — the consummate survivor. Nature Reviews Microbiology, 3, 882–892, 2005.

[8] Zala, K. Q&A: Poetry in the genes. Nature, 458(7234), 35–35, 2009.

--

--

charles perez
charles perez

Written by charles perez

Professeur associé à la paris school of business. Docteur en science de l’information. Auteur du manuel du métavers

No responses yet