Primate 2.0 : notre société digitale n’est pas tout à fait normale
Vous êtes-vous déjà demandé avec combien de relations vous pouvez entretenir un lien social symbole de cohésion ? Robin Ian Mac Donald Dunbar, anthropologue britannique et biologiste de l’évolution, spécialisé dans le comportement des primates a réalisé une étude surprenante pour répondre à cette question. Il étudia la relation entre la taille du cerveau des primates et la taille moyenne des groupes qu’ils peuvent former. Son idée est celle du cerveau comme outil favorisant nos relations. Ainsi, sa taille nous permettrait ou non de communiquer plus et avec plus de membres. Il prit donc à l’époque, l’hypothèse dite du cerveau social. Hypothèse qui implique une relation directe entre les dimensions du néocortex et la taille des groupes formés par les primates. Son hypothèse est simple :
« le nombre de neurones néocorticaux limite la capacité de traitement de l’information de l’organisme et limite le nombre de relations qu’un individu peut maintenir simultanément. Lorsque la taille d’un groupe dépasse cette limite, il devient instable et commence à se fragmenter. Cela définit alors une limite maximale de la taille des groupes que n’importe quelle espèce peut maintenir en tant qu’unités sociales cohésives dans le temps. »[1].
Pour valider cette hypothèse, Robin Dunbar va répertorier la taille des groupes et des cerveaux de différentes familles de primates. Après de nombreuses tentatives infructueuses, il optera finalement pour l’étude du ratio néocortical. Ce dernier est le ratio de la taille du néocortex en comparaison avec le du reste du cerveau. La figure présente la relation mise en évidence par l’anthropologue dans son article de 1992. Le ratio néocortical et la taille des groupes formés par les primates sont corrélés. Cette observation est forte, car elle stipule qu’un ratio néocortical plus élevé reflète la possibilité pour des primates de vivre dans des plus grands groupes. Sur la base de ces observations, Dunbar extrapolera la valeur possible pour les humains. Le volume de notre cerveau est en moyenne de 1 130 cm3 chez les femmes et de 1 290 cm3 chez les hommes. En prenant une moyenne, on obtient 1210 cm3. De plus notre néocortex constitue près de 80% du volume de notre cerveau[2]. Une estimation possible de son volume est donc d’environ 1000 cm3. Le ratio néocortical humain se mesure donc ensuite comme le ratio du volume du néocortex par le volume total du cerveau auquel on a retranché le volume de ce même néocortex. Ce ratio est alors de r=1000/(1210–1000) soit environs 4,76. En exploitant la tendance observée chez l’ensemble des primates, à partir des estimations de Dunbar, on peut suggérer le nombre repère maximum de 150 personnes[3]. Précisément, le nombre de Dunbar découvert en 1992.
Ce chiffre a été corroboré dans différents types de formation et de groupe fonctionnant sur la base d’une forte cohésion sociale. C’est le cas des chasseurs-cueilleurs ou de certains corps d’armée. Ce chiffre nous indique une limite cognitive relative au nombre de personnes avec qui nous pouvons maintenir des relations stables.
Sans parler de cohésion, observons toutefois à titre de comparaison à quel point le digital nous permet de déplacer les frontières de notre cerveau social. Sur Facebook, les dernières mesures relatives au nombre moyen d’amis s’élèvent à plus de 350 personnes. Sur d’autres réseaux la comparaison est difficilement tenable, mais mentionnons tout de même plus de 200 sur Twitter et plus de 900 sur LinkedIn. Le digital aurait-il permis d’augmenter la taille de notre néocortex ? Quelle valeur de cohésion peut-on donner à nos contacts ?
Une relation digitale vaut-elle une relation traditionnelle ? Si l’on s’attachait au slogan du géant Facebook, la réponse serait sans doute affirmative : « Restez en contact avec les personnes qui comptent pour vous ». Vous conviendriez toutefois que cette assertion n’est plus totalement juste. Des individus tiers, plus ou moins de confiance sont vraisemblablement dans le réseau, dans votre réseau[4]. De plus, ce seul chiffre portant le nombre n’est pas révélateur des réelles interactions digitales elles-mêmes bien éloignées des interactions réelles. Pourtant, combien de partages spontanés et non filtrés de tout type de contenus sont effectués quotidiennement avec nos nouveaux « amis » ? Le concept d’amis est certainement trop souvent utilisé tandis que la comparaison ne tient pas. Le terme de contact ou de lien serait à privilégier. Un paradoxe existe cependant, car nous partageons plus avec des inconnus sur le digital qu’avec des personnes de confiance dans le monde traditionnel et nos amis n’ont pourtant pas tous la même importance.
Faut-il que des proches se connectent à nous sur Facebook pour mieux nous connaître ? À l’opposé faut-il que nous suivions sous des pseudonymes nos enfants afin de mieux savoir ce qu’ils partagent réellement et qui ils sont sur ces réseaux ? Il n’est pas certain que nous connaissions toutes les facettes de leur vie digitale. À dualité des vies, semblent s’allier dualité des portraits et paradoxe des comportements. Le nombre de Dunbar nous rappelle que nous sommes, d’une certaine manière, dépassés par les réseaux sociaux. Loin de nous surpasser, le réseau pense à notre place et nous permet de tisser des liens plus nombreux que notre néocortex ne le permet. À l’extrême on penserait que le réseau nous dénature, ou d’un point de vue opposé, qu’il nous fait évoluer. La question est peut-être là encore de nature anthropologique. Pour comprendre la valeur du lien, du réseau, la question du capital social est capitale.
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[1] Robin Ian Mac Donald Dunbar, Neocortex size as a constraint on group size in primates, Journal of Human Evolution, vol. 22, 1992.
[2] Noback CR, Strominger NL, Demarest RJ, Ruggiero DA. The Human Nervous System: Structure and Function, 2005
[3] How many friends does one person need? Dunbar’s number and other evolutionary quirks, Robin Ian Mac Dunbar — Harvard University Press, 2010
[4] Too Many Facebook “Friends”? Content Sharing and Sociability Versus the Need for Privacy in Social Network Sites, Petter Bae Brandtzæg, Marika Lüders & Jan Håvard Skjetne, 2011